Samedi 23 septembre 2006, je suis au départ des 100 kilomètres de Millau. Je rêve de faire cette course depuis plus de vingt ans. A l'époque, Jean-Marc Bellocq enflammait les routes de l'Aveyron, et mon coeur d'adolescent avec...
Ces deux dernières nuits, un vent terrible a soufflé sur le camping Larribal et sous la tente, le sommeil des veilles de course déjà si fragile s’est fait encore plus rare. Alors qu’une semaine auparavant, le redoux me faisait craindre la chaleur, c’est aujourd’hui le ciel sombre qui m’inquiète.
Le départ est donné peu après 10h00. C’est mon premier ultra sur route et je pensais jusque là que les cent-bornards étaient des coureurs plus raisonnables que les autres. Il n’en est rien... Ils semblent tous partis pour passer sous les dix heures voire les neuf ! Je prends soin de ne pas suivre la foule et j’essaye de me concentrer sur mon allure. Je retrouve Sébastien, mon accompagnateur, à Aguessac, au 6ème kilomètre. Les deux premières heures passent incroyablement vite et nous voici déjà au Rozier, le pont du changement de rive et du retour vers Millau. Et c’est là que ça se gâte. La pluie fait son apparition, d’abord modérée, pour finalement devenir battante.
Entre le 20ème et le 30ème kilomètre, le parcours s’est durci. Les montagnes russes, si elles ne sont rien en comparaison de ce qui nous attend dans la seconde partie, cassent un peu la régularité qui s’était installée et la pluie n'arrange rien. J’ai heureusement laissé un sac à Millau ainsi qu’un autre à St-Affrique, les deux contenant vêtements secs et chaussures. Du 30 au 40ème, cela descend un peu. Méfiance...
Nous arrivons à Millau. Trente secondes d'arrêt. Les chaussures et le maillot secs me font du bien. D’autant plus que la pluie semble s’être calmée. Je quitte Millau et déjà, les premiers doutes m’assaillent. J’ai les jambes incroyablement dures, alors que je n’attendais pas cela avant le soixantième kilomètre. Sans doute est-ce dû à la pluie et au vent… ? Mais il reste beaucoup d’heures de course et il va falloir gérer. Surtout, ne pas penser qu'il reste soixante bornes... Décomposer, morceler, fractionner, bref, casser l'image du parcours qui m'attend pour ne pas que le moral s'écroule. Ne pas regarder plus loin que la montée ou la descente à venir...
La montée vers Creissels puis vers le viaduc se passe plutôt bien. En revanche, la descente qui suit me fait très mal. Je ne parviens pas à retrouver la gestuelle et la décontraction que j’avais lors de mon dernier trail. Et cette maudite pluie qui est repartie en trombes…
A St-Georges-de-Luzençon commence une partie pénible. La veille, je suis passé reconnaître le parcours en voiture, et je me suis étonné que l’on fasse tout un plat de Tiergues. Et là je comprends. Je comprends que si parmi les côtes de cette course, Tiergues est peut-être prise individuellement la plus facile, elle est précédée d’un prologue interminable de 7 km de faux-plat montant qui vous brise le moral avant même d’avoir attaqué la pente. Dans Tiergues, je commence à marcher. Vite. Le plus vite possible. Au point d’accrocher nombre de coureurs et même d’en passer quelques-uns. Les meilleurs arrivent dans l’autre sens. Le premier a l’air facile. Bruno Heubi me tape dans la main, Benoît Laval m’encourage, il n’y a qu’ici qu’on voit ça… Patate et Grelots me doublent. Nous échangeons quelques mots d’encouragement et quelques sourires.
Les lacets et le petit plateau sont finalement vite arrivés. J’ai beaucoup moins mal au jambes qu’une heure auparavant, et la descente vers St-Affrique se passe bien, même si la souffrance de ceux qui remontent me fait déjà peur. Je croise Anne-Cécile sur laquelle les kilomètres ne semblent pas avoir de prise...
Vers le 67ème, Sébastien part devant pour préparer un autre changement express t-shirt/chaussures à St-Affrique.
Il est parti un peu tôt mais ces quelques kilomètres passés seul me font du bien. Un coucou à Marmotte, pointage dans le gymnase, et le reste se passe vite et bien. Je prends une minute de plus pour un pipi et une soupe et me dépêche de repartir avant de refroidir.
Le début de la remontée est très raide. J’opte à nouveau pour la marche rapide, puis après quelques minutes, reprends la course. C’est là que Seb sort le ‘’truc magique’’ de la sacoche du vélo : la musique ! Un lecteur mp3 + deux mini-enceintes = Steppenwolf et Santana qui me redonnent un coup de fouet qu’aucun gel au guarana ne pourra jamais égaler ! Je me surprends même à hurler « Born to be wild » en courant !
Le montée se passe d’autant mieux que pour une raison qui m’échappe, je suis convaincu qu’il y a un mur juste à la fin, alors que la côte se termine en fait dans la douceur. Enfin une bonne surprise.
Dans la descente de Tiergues, Seb court à côté de moi. Les freins de son vélo n’accrochent plus et il ne veut pas prendre de risques. Ludovic me double. Il a une foulée incroyable de fraîcheur et est visiblement dans une grande forme. J’en suis très heureux pour lui car c'est un garçon vraiment très sympa.
C’est à partir de St-Rome de Cernon (82ème km) que je vais connaître mon passage le plus difficile. Une heure de grande souffrance par ailleurs plus mentale que physique, puisque mes temps de passage ne s’écrouleront pas pour autant. J’en ai juste marre, ras-le-bol. Ce jeu à la c@# ne m'amuse plus et il faut pourtant gérer le moral qui est dans les chaussettes… A chacun sa méthode. Moi, je fais de la philosophie bon marché. Je pense à mon épouse et mes enfants, tous si beaux et en bonne santé, je pense à tous ceux qui connaissent la souffrance quotidienne, la vraie, la dure, pas celle d'un grand zozo qui fait l’andouille sur des courses de fous pour se prouver je ne sais quoi…
Et puisque j'en suis à réfléchir à ce que j'essaye de me prouver, j'ai aussi une pensée pour les guignols en blouse blanche qui, il y a treize ans, après m'avoir examiné la colonne vertébrale, m'ont déclaré définitivement "mort pour le sport" (sic). Depuis, j'ai décroché une ceinture noire de karaté, sauté à l'élastique de 111 mètres aux chutes Victoria, rafté sur le Zambèze, couru un marathon, bouclé le GR20, fini les Templiers... Désolé si j'ai l'air de me vanter, mais je trouve que ça n'est pas trop mal pour un mort ! Rage ou souffrance, je ne sais plus trop, mais je finis, alors qu’il pleut, que la nuit commence à tomber et au risque de passer pour un frimeur, par mettre mes lunettes de soleil… et par pleurer un bon coup derrière…
Je ne sais pas si Seb a compris mais en tout cas, il a la délicatesse de ne rien dire. Merci pour tout Seb…
Nous remontons vers le viaduc. Je ne peux pas dire que ça aille vraiment mieux mais au moins, l’arrivée se rapproche. Trois non-aux-ogm! et deux libérez-José-Bové! plus loin, nous arrivons sous les piliers du pont, et le vent souffle si fort que je ne parviens plus à courir. Il fait nuit, il n’y a plus personne. C’est un peu triste. Creissels morne plaine. Bientôt Millau. 96, 97, 98. Au 98ème, je cale.
Comme tout le monde, je croyais qu’au 98ème kilomètre d’un cent-bornes, c’était gagné, et pourtant non. Tout à coup, je ne veux plus courir, ça suffit, j'ai mon compte. Alors je joue au calculateur. Je sais qu’il me reste deux kilomètres à faire en 22 minutes pour passer sous les 11h00 et franchement, 10h59 ou 10h53, je m’en fous. J’alterne course et marche d’un réverbère à l’autre, d'un spectateur à l'autre. L’entrée dans le parc finit enfin par arriver et là, je sais que c’est vraiment gagné. Un dernier coup de rein sur 300 mètres et après 10h52’15’’, j’entre enfin dans la grande famille des cent-bornards! Mon visage se crispe un instant mais je ne pleure pas. J’ai déjà tout pleuré entre St-Rome et St-Georges… Et à présent, l’heure est à la joie !
Photo: Dominique Denot